Implicite, savoirs communs partagés et présentation de soi (II)

L'attribution d'une connaissance ordinaire supposée à un autre groupe culturel peut avoir un effet sur le déroulement d'une conversation, particulièrement lorsque l'un des participants ouvre une séquence au cours de laquelle il/elle raconte un événement ou se livre à une confidence. Dans ce cas, la forme narrative du récit occupe une place importante de la séquence.

 

Comme le récit suit le schéma canonique SITUATION INITIALE / TRANSFORMATION / SITUATION FINALE, c'est dans

la première phase, où la situation initiale est présentée, que l'on se réfère implicitement à certains éléments supposés connus des autres participants :

 

"Cette information n'est pas explicitée car elle fait partie du savoir d'arrière-plan partagé" (Traverso, 1996:207)

 

Sur ce point, on trouvera des articles de recherche évoquant les malentendus en situation interculturelle dont l'origine se trouverait dans une généralisation dévalorisante à propose de l'interlocuteur étranger. On souligne l'importance des préjugés ou des stéréotypes - sans que les définitions soient toujours bien claires - intervenant dans la perception de l'Autre. En revanche, je ne trouve pas d'études portant sur une attribution généralisante de type valorisante, où, comme c'est le cas dans l'exemple de mon article du 14.07.17, l'on prête à un bénéficiare une qualité ou une vertu dont il ne dispose peut-être pas. Dans ce cas, de quel type de malentendu s'agit-il ? Surtout, quelle conséquence cette attribution aura-t-elle sur le déroulement de la conversation.

 

Dans toute interaction interculturelle où chacun connaît l'identité de l'autre, les individus cherchent à adapter leur comportement en fonction de ce qu'ils perçoivent, mais également des savoirs préables qu'ils ont acquis de quelque façon que ce soit. C'est un ajustement mutuel.

 

"Il existe un défi lié à l'identité de chacun puisque celle-ci est affichée, elle crée un jeu social dans lequel les acteurs vont ajuster leurs comportements les uns par rapport aux autres." (1)

 

En réalité, d'un point de vue conversationnel, la question du malentendu n'est qu'un aspect parmi d'autres de la façon dont il faut analyser les interactions interculturelles. Ainsi, à titre d'exemple, pour Goffman, l'arrière-plan cognitif n'est qu'une des données de la situation. Ce qui importe avant tout est de pas perdre la face et de préserver celle de l'autre dans la conversation.

 

Afin d'appréhender la problématique des connaissances ordinaires et d'une attribution valorisante dans les interactions franco-allemandes, on pourra également l'envisager comme le fait Vion, dans son ouvrage sur les interactions verbales (1992 : 83-86), à propos des savoirs partagés. Il commence par un constat : en dehors des études sur les catégories sémantiques, "aucune science humaine n'a, à [sa] connaissance, accordé une réelle attention à ces éléments culturels que nous sommes supposés partagés". En effet, si on admet souvent qu'il existe une espèce de socle commun de connaissances et même un imaginaire collectif, on sait aussi que ce collectif n'est pas un ensemble homogène. La question pertinente sur laquelle aucune science humaine ne s'est penchée et qui expliquerait l'hétéronéité, serait donc plutôt, selon Vion, la façon dont chaque individu s'est approprié les connaissances ordinaires au travers d'une biographie particulière :

 

"La socialisation des individus implique, même à l'intérieur de groupes sociaux 'homogènes', des histoires interactives 'personnalisées', de sorte que les modes d'appropriation de valeurs réputées communes peut donner lieu à des constructions différérentes."

 

D'où le schéma suivant, proposé par Vion, sur la façon dont le décalage cognitif, résultant de l'attribution erronnée d'une connaissance ordinaire, exerce une influence sur l'interaction, et, par suite, sur la constitution de connaissances partagées au sein un groupe :

 

1) Il existe effectivement desconnaissances, conscientes et non conscientes, que possèdent 'en commun' de très nombreux sujets de la même communauté culturelle, ou de communautés différentes.

 

2) La manière dont ces connaissances sont acquises et structurées diffère toutefois d'un sujet à l'autre.

 

3) Ces savoirs 'partagés' intègrent l'idée que les 'mêmes' objets peuvent être appréhendés selon des points de vue différents, avec différents niveaux de généralité et se voir affectés de connotations disctinctes.

 

4) Il est toujours possible, à un sujet ne disposant pas de connaissances précises sur un domaine dont l'autre semble familier, de se représenter, même grossièrement, les domaines de référence et les ordres de signification dont pourraient relever les objets 'discours', de sorte que l'inégalité de savoirs ne fonctionne pas nécessairement comme un obstacle à la communication.

 

5) Tant qu'on en reste à des catégories générales, comme musique, vacances ou travail, les sujets peuvent, à un certain degré de généralité tomber d'accord sur le type d'objet 'représenté'. Cependant, dès qu'ils cherchent à approfondir le contenu de chacun de ces 'concepts', ils ne peuvent que diverger. Si tout le monde 'comprend' ce qu'est un fruit et ne fait aucun obstacle à y ranger la pomme, la poire ou la fraise, les avis vont diverger dès qu'il s'agira de classer la tomate, l'olive ou le cornichon.

 

 (1) Bernard Cova & Gregorio Fuschillo (2014) "Faire cavalier seul ensemble : le 'passage de ticket'", Revue du MAUSS 2014/2 (n°44), p. 251-264. Disponible en ligne.